Une victoire décisive ou un événement surévalué ?
La bataille de Poitiers, qui eut lieu en octobre 732 ou 733, est un des événements militaires majeurs de l’histoire médiévale européenne. Elle a souvent été interprétée comme une bataille décisive qui aurait mis fin à l’avancée musulmane en Europe occidentale. Toutefois, les sources historiques et les contextes de l’époque révèlent une réalité plus nuancée, où politique, alliances et ambitions personnelles jouent un rôle fondamental. Cet article propose une analyse approfondie de cet événement, en mettant en lumière ses acteurs, son déroulement et ses conséquences.
Contexte politique et militaire avant la bataille
Les débuts difficiles du règne de Charles Martel
À l’époque de la bataille de Poitiers, l’Europe occidentale était marquée par une instabilité politique notable. Le royaume des Francs, dirigé par Pépin II de Herstal, surnommé « Pépin le Moyen », avait réussi à stabiliser certaines régions grâce à des alliances stratégiques. Toutefois, sa mort, le 16 décembre 714, déclencha une série de révoltes internes, notamment celle des Neustriens, conduits par Ragenfred, maire du palais de Neustrie. Cette faction chercha à contester l’autorité des Pippinides, dynastie à laquelle appartenait Charles Martel, fils illégitime de Pépin II.
Ragenfred est défait à Amblève en 716, à Vincy en 717, à Soissons en 719 et se réfugie alors dans sa ville d’Angers où il continue son opposition à Charles Martel. En 724, Charles Martel fait le siège d’Angers et pousse Ragenfred à capituler définitivement.
Durant la période allant de 714 à 724, Charles Martel dut mener plusieurs campagnes pour soumettre ses rivaux et affermir son autorité. Son principal opposant, Ragenfred, fut finalement vaincu, permettant à Charles de cumuler les fonctions de maire du palais en Austrasie et Neustrie, consolidant ainsi son pouvoir sur le royaume franc. Cependant, la stabilité interne n’était pas encore garantie, et des menaces externes s’ajoutaient à cette situation précaire, notamment celles des peuples germaniques à l’est et des musulmans au sud.
La montée en puissance des musulmans en Espagne
D’abord occupé par les wisigoths, la péninsule ibérique fut conquise par les Sarrasins entre 711 et 715. Durant cette période, les Sarrasins, terme médiéval désignant les musulmans, avaient pris plusieurs villes importantes en Septimanie et lancé des raids en Gaule. Autun, en Bourgogne, fut notamment saccagée en 725. Ces incursions sporadiques prenaient place dans un contexte de crise au sein du royaume franc. Le danger musulman se fit d’autant plus pressant qu’il coïncidait avec des luttes internes au sein du royaume.
La soumission de la Germanie périphérique
Après avoir mis au pas les Neustriens, Charles Martel dut faire face aux principautés germaniques périphériques d’Alémanie, de Bavière et du sud-est de l’Austrasie. Pour faire plier le duc d’Alémanie, Lantfrid (721 – 725), Charles Martel rassembla une grande armée et franchit le Rhin, aux environs de Mayence, pour attaquer les Alamans. Envahie et dévasté, le duché fut supprimé et incorporé au royaume franc.
L’Alémanie soumise, Charles Martel passa ensuite sur la rive gauche du Danube et entra dans le duché de Bavière, gouverné par Grimoald. La région s’étendant entre les montagnes de la Bohême et le long du Danube fut ravagée. Après avoir soumis cette région en 725, il prit le chemin du retour avec de nombreux trésors et deux otages : Bilithrude, femme de Théodobald (mort en 724), et sa fille nommée Sonnechilde.
Théodobald était le frère de Grimoald. Et à la mort de son frère en 724, Grimoamd épousa sa belle-soeur, Bilithrude. Après la soumission de la Bavière en 725, Charles Martel ramena Bilithrude et sa fille Sonnechilde en Gaule pour épouser cette dernière suite au décès de sa première femme Rothrude. En épousant Sonnechilde, la fille du duc bavarois, Charles Martel noua des relations familiales avec la dynastie bavaroise.
Le déclenchement de la bataille : alliances et trahisons
Eudes d’Aquitaine, entre deux feux
Eudes d’Aquitaine, duc indépendant, joua un rôle crucial dans les événements menant à la bataille de Poitiers. Profitant des troubles internes du royaume franc, il parvint à établir un quasi-royaume en Aquitaine. Reconnu comme « princeps » par Charles Martel, sa position lui permettait de rivaliser avec ce dernier.
Face à la menace musulmane croissante, Eudes tenta de s’allier avec Munuza, un chef berbère révolté contre le gouverneur arabe d’Espagne, pour prévenir une nouvelle invasion du sud. Cette alliance fut perçue comme une trahison par Charles Martel, qui en profita pour relancer les hostilités contre Eudes. Charles s’empara de plusieurs villes en Aquitaine, mais Eudes réussit à reprendre Bourges avant que Charles ne le chasse. C’est alors que l’invasion musulmane changea la donne.
L’invasion musulmane sous Abd al-Rahman
Abd al-Rahman ibn Abd Allah, gouverneur de la province d’Espagne, décida en 732 de relancer les incursions en Gaule. Selon certaines sources, il visait une véritable conquête, mais d’autres, comme Jean Deviosse, estiment que ses ambitions étaient limitées à des raids destinés à ramener du butin. L’armée musulmane traversa les Pyrénées et ravagea l’Aquitaine, mettant en déroute les troupes d’Eudes près de Bordeaux avant de continuer vers Poitiers.
Le déroulement de la bataille
Les forces en présence
Alerté par Eudes de l’avancée musulmane, Charles Martel rassembla ses troupes et se dirigea vers Tours. Les deux armées se rencontrèrent probablement sur la voie romaine menant à Tours, près de la ville de Poitiers. Le lieu exact et la date précise de la bataille restent incertains, mais on sait que les deux camps se firent face pendant plusieurs jours avant de lancer l’assaut.
Les Francs adoptèrent une formation défensive connue sous le nom de « hure de sanglier », une technique héritée des Romains et qui consistait à maintenir une ligne compacte, difficile à briser. En face, les forces musulmanes, habituées à des charges rapides, eurent du mal à désorganiser les rangs francs.
La mort d’Abd al-Rahman
La bataille culmina avec la mort d’Abd al-Rahman, tué au cours des combats. Selon les chroniques, cet événement marqua le tournant décisif de la confrontation. Privés de leur chef, les musulmans se replièrent en désordre, abandonnant le champ de bataille aux Francs. Contrairement à certaines versions qui prétendent que les armées musulmanes furent entièrement anéanties, il semble qu’elles se retirèrent de manière ordonnée après la mort de leur chef.
Les conséquences de la bataille
Une victoire stratégique pour Charles Martel
La victoire à Poitiers permit à Charles Martel de renforcer sa position à la tête du royaume franc. Sur le plan militaire, elle démontra la capacité des Francs à repousser une invasion majeure, mais elle ne mit pas fin aux incursions musulmanes en Europe. Des raids sporadiques continuèrent durant plusieurs décennies.
Sur le plan politique, la défaite d’Eudes à Bordeaux affaiblit considérablement la principauté d’Aquitaine, ouvrant la voie à son intégration progressive dans le royaume franc sous les Carolingiens. Charles Martel se positionna également comme le défenseur de la chrétienté, rôle qui allait consolider la légitimité de sa famille aux yeux de l’Église.
Un événement mythifié
Bien que la bataille de Poitiers ait été perçue comme un tournant majeur dans l’histoire européenne, son impact réel fut probablement exagéré par les chroniqueurs ultérieurs, notamment ceux de l’entourage carolingien. Les historiens modernes s’accordent à dire que, si elle marqua un coup d’arrêt à l’expansion musulmane en Gaule, elle ne représenta pas une rupture définitive. De plus, la victoire de Charles Martel servit autant à consolider son pouvoir interne qu’à repousser une menace extérieure.
La bataille de Poitiers, une leçon d’histoire
La bataille de Poitiers, loin d’être un simple affrontement militaire, s’inscrit dans un contexte complexe de luttes de pouvoir, d’alliances fragiles et de rivalités dynastiques. Si elle a marqué les esprits comme un tournant décisif dans la lutte contre l’expansion musulmane, elle symbolise également l’habileté politique de Charles Martel à tirer parti d’une situation pour asseoir sa domination sur le royaume franc. Plus qu’une simple victoire militaire, Poitiers fut un événement fondateur dans la construction de l’identité politique de l’Europe médiévale.
Bibliographie sommaire
- DEVIOSSE (Jean), Charles Martel, Paris, 1978 ;
- HIGOUNET (Ch.) (sous la direction de), Histoire de l’Aquitaine, Toulouse, 1971 ;
- ROUCHE (Michel), L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes (418-781). Naissance d’une région, Paris, 1979 ;
- ROY (Jean-Henri) et DEVIOSSE (Jean), La bataille de Poitiers, Paris, 1966.