En 1348, un fléau sans précédent s’abat sur l’Europe : la peste noire. Si le terme « peste noire » n’apparaîtra que plus tard, cette épidémie ravageuse restera à jamais gravée dans les mémoires tant par sa soudaineté que par l’ampleur des dégâts humains qu’elle causa. Les témoignages que nous avons aujourd’hui proviennent notamment du carme Jean de Venette, témoin direct de la peste à Paris, et d’autres chroniques de l’époque, qui nous permettent de mieux comprendre comment cet événement a bouleversé la société médiévale.
La propagation d’un fléau mondial
La peste noire du XIVe siècle trouve probablement ses origines sur les hauts plateaux d’Asie centrale. De là, elle se propage rapidement vers l’ouest, utilisant les routes commerciales pour se répandre à travers la Méditerranée et l’Europe. Comme l’indique Jean de Venette, « ladite mortalité commença chez les Infidèles, puis vint en Italie ». En mars 1348, elle atteint Marseille, puis Avignon avant de remonter la vallée du Rhône jusqu’à Lyon en avril. Paris est frappée durant l’été, la maladie y ayant été apportée par les ports de Rouen et Bordeaux. La peste y fera rage jusqu’à la fin de l’année 1349.
Des symptômes terrifiants
À Paris, la peste se présente principalement sous la forme bubonique, marquée par l’apparition de « bosses » ou bubons douloureux. Jean de Venette écrit : « Il leur venait soudain des bosses, et en trois jours de maladie, ils mouraient ». Malgré cela, certains malades survivent, et la guérison dans ces cas est estimée à environ 20 à 40 %. Une forme plus mortelle de la peste, la peste pulmonaire, fait également son apparition, emportant ses victimes en seulement deux ou trois jours, ne leur laissant aucune chance.
Des ravages humains sans précédent
Les témoignages de l’époque sont glaçants. Jean de Venette décrit une mortalité si massive que les corps étaient enterrés par centaines chaque jour au cimetière des Innocents à Paris : « Il mourut tant de monde qu’à peine pouvait-on les ensevelir ». Des chiffres impressionnants circulent, parfois exagérés, comme les 500 morts ensevelis quotidiennement dans ce même cimetière. Jean le Bel, autre chroniqueur, estime que la peste a emporté entre un quart et un tiers de la population de Paris. Jean de Venette note aussi que « davantage de jeunes que de vieux » périrent, laissant supposer une mortalité sélective.
Causes et croyances face à l’invisible
À cette époque, l’origine de la peste est encore mystérieuse. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que le bacille de Yersin, transmis par les puces du rat, soit identifié comme responsable de la maladie. Mais en 1348, les explications étaient bien plus mystiques. On pense alors que la peste est provoquée par une « corruption de l’air », elle-même due à une mauvaise conjonction des planètes. D’autres accusent des populations marginalisées, notamment les Juifs, qu’on soupçonne d’avoir empoisonné les puits.
Jean de Venette rapporte ces croyances dans ses récits. Il mentionne même l’apparition d’une étoile comme présage du malheur à venir, et évoque les accusations portées contre les Juifs pour l’infection de l’air et de l’eau. Ces superstitions alimenteront la haine et la violence, conduisant à des massacres, notamment en Provence et en Alsace, où près de 900 Juifs seront brûlés à Strasbourg en février 1349.
La fuite, la foi et l’agressivité
Face à l’ampleur de l’épidémie, la population est désemparée. Si la fuite est souvent conseillée, elle contribue paradoxalement à propager la maladie. Certains, comme les prêtres séculiers, refusent même de soigner les malades par peur d’être contaminés, tandis que les religieux mendiants, eux, se montrent plus courageux.
La violence, elle aussi, n’épargne pas les minorités. Jean de Venette, impressionné par la foi des Juifs, décrit leur courage : « Et admirez leur constance insensée ; quand on les brûlait, les mères juives jetaient d’abord leurs enfants dans le bûcher puis s’y précipitaient elles-mêmes ».
Sur le plan religieux, des prières et processions sont organisées pour tenter de calmer la colère divine, perçue comme la cause ultime de la peste. L’Église, malgré les moments de panique, s’efforce d’apporter réconfort et secours. Le pape Clément VI autorise d’ailleurs une absolution pour les mourants, dans une tentative désespérée de soulager les âmes des fidèles.
Une société bouleversée
Les conséquences de cette peste vont bien au-delà des morts. Sur le plan social, l’épidémie bouleverse complètement les schémas traditionnels de transmission des héritages. De nombreuses familles disparaissent, laissant leurs biens à l’Église, qui se retrouve avec des quantités considérables de propriétés. Les testaments se multiplient, un phénomène observé par les historiens pour mesurer l’impact et la chronologie de la peste. Jean de Venette souligne que « l’ordre naturel des choses est complètement bouleversé ».
Sur le plan économique, c’est une véritable déflagration. Les prix des denrées augmentent malgré l’abondance apparente, car les réseaux d’approvisionnement sont désorganisés. Pire encore, la dépopulation entraîne une pénurie de main-d’œuvre, provoquant une hausse des salaires qui menace l’économie. Les tentatives de l’État pour réguler les salaires échouent, et les terres et maisons perdent rapidement de leur valeur.
Un relâchement moral
Jean de Venette déplore le relâchement moral post-épidémique, notant que « l’injustice abonda ainsi que l’ignorance et le péché ». Il note également la disparition des cadres intellectuels, particulièrement dans l’Église, où l’enseignement se fait de plus en plus rare, aggravant ainsi l’ignorance ambiante.
Conclusion : une plaie qui change le monde
La peste noire de 1348 marque un tournant dans l’histoire européenne. Pour Jean de Venette, cette épidémie est à la fois une tragédie immédiate et un bouleversement de longue durée. Elle inaugure un cycle de pestes récurrentes qui affaiblira la population pendant près d’un siècle, laissant une empreinte durable sur la société, la politique, et même l’art, avec la célèbre danse macabre qui incarne la peur omniprésente de la mort.
Bibliographie sommaire :
- BIRABEN (J.-M.), Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, 2 vol., Paris – La Haye, 1975-1976 ;
- DELUMEAU (J.), LEQUIN (Y.), Les malheurs des temps. Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, 1987 ;
- DUPAQUIER (J.) (sous la direction de), Histoire de la population française, t. 1, Paris, 1988.